Le déboulonnement des deux statues de Victor Schoelcher en Martinique est légitime

 Le déboulonnement des deux statues de Victor Schoelcher en Martinique est légitime

Ces déchoukaj des statues de Victor sont des actes, non pas de vandalisme, mais de résistance ancestrale, car faire la promotion exclusive de l’éminent raciste Victor Schoelcher revient à mutiler les mémoires de toutes celles et ceux ayant lutté, souvent au prix de leur vie, pour la liberté dans la Caraïbe.

La Martinique est une terre de résistance : les 21 et 22 mai 2020 en ont été l’énième démonstration : 172 ans après que nos ancêtres esclavagisé.e.s aient brisé leurs chaînes, sans qu’aucun.e blanc.he ne vienne les sauver (contrairement à ce que prétend le roman colonial français), leur descendance a souhaité mettre fin à leur invisibilisation. Non, nous ne devons pas notre liberté à Victor Schoelcher. Non, il ne constitue pas le ciment de notre attachement (supposé, et finalement inexistant pour nombre d’entre nous) à la République bananière française qui nous tue à petit feu en nous inoculant du chlordécone depuis 1968, du glyphosate depuis des décennies et autres produits phytosanitaires meurtriers; qui nous sait sans eau courante (laquelle n’est pas potable, eu égard aux pesticides que l’on y retrouve, notamment du chlordécone), en pleine pandémie de COVID-19. Le marbre agite bien plus la classe politicienne que le génocide des antillais.es, quelle ironie : la République française ne se salit-elle pas elle-même, contrairement à ce qu’a avancé Macron ? La réponse est toute faite.

Les villes de Fort-de-France et de Schoelcher portent les traces, désormais indélébiles, d’une réappropriation de notre passé : les statues à l’effigie de Victor Schoelcher ont été déboulonnées, afin de mettre en lumière le silence français exigé de nos récits caraïbéens. Il n’est pas question d’actes de vandalisme, tels que le soulignent les propos de Didier Laguerre, Maire de Fort-de-France, ou de Catherine Conconne, Sénatrice martiniquaise à la solde de Bernard Hayot et consorts (maître de la Martinique, descendant de maîtres esclavagistes), tout comme son confrère, Serge Letchimy, Député martiniquais qui ne cesse de retourner sa veste, ou encore de notre Monarque présidentiel, Emmanuel Macron et bien évidemment son sbire, Monsieur Stanislas Cazelles, Préfet de la Martinique sous administration coloniale, et tant d’autres … J’ai souvenir d’un Alfred Marie-Jeanne, qui, alors Maire de Rivière-Pilote dans les années 1970, a déboulonné, dans le cadre d’un réaménagement décolonial du territoire, la statue de Victor Schoelcher de sa commune, et renommé toutes les rues, afin que celles-ci soient les témoins de l’histoire des colonisé.e.s en lieu et place de celle du colon. Entendait-on les politicien.ne.s à l’époque ? Je ne crois pas, mais nous y reviendrons plus tard.

Ces déchoukaj des statues de Victor sont des actes, non pas de vandalisme, mais bien de résistance ancestrale, d’un courage sans faille, dont nos ancêtres seraient fier.e.s, car glorifier un homme ayant été pro-esclavagiste, puis, s’étant réapproprié les velléités abolitionnistes d’humanistes blancs sincères, tel l’Abbé Grégoire, reviendrait à effacer les luttes menées par les insurgé.e.s noir.e.s de la première heure. Faire la promotion exclusive de l’éminent raciste Victor Schoelcher revient à mutiler les mémoires des nèg mawon, de Toussaint Louverture, de Jean-Jacques Dessaline, de la Mulâtresse Solitude, de Louis Delgrès, de Marthe-Rose, dite Toto, de Cyrille Bissette, du Tambouyé Romain, de Lumina Sophie, et de tout.e.s celles et ceux qui, dans l’anonymat, ont lutté, souvent jusqu’à ce que mort s’en suive, pour la liberté dans la Caraïbe.

Un cours d’histoire, à l’adresse de ces politiques, finalement, peu instruit.e.s, s’impose, afin de faire barrière à l’Histoire, avec un grand « H » qu’ils nous imposent d’en haut, effaçant par la même, les histoires plurielles d’en bas, celles des amérindien.ne.s, des africain.es, des chinois.es, et des indien.ne.s, dont les génocides, les déportations, les réductions en esclavage, les viols, les tortures et la soumission au prolétariat servile post-« abolition », ont accouché du peuple martiniquais, au profit de ses maîtres, jadis nommés colons, aujourd’hui nommés béké.e.s et Etat français. Le colon ayant une mémoire sélective, il convient de raviver les douleurs passées qui s’expriment encore au présent chez les colonisé.e.s.

En 1642, la traite négrière et la réduction en esclavage de millions de femmes et d’hommes sont légalisées dans les possessions françaises, par Louis XIII. En 1685, le Code noir, dont Colbert est à l’initiative, est promulgué afin de faire des êtres humains noirs, des biens meubles appropriables dont l’espérance de vie dépassait rarement les 30 ans au vu de la violence inouïe qu’ils subissaient. Combien de rues, de places, et d’établissements scolaires portent encore, fièrement, le nom d’un Colbert glorifié ? Des dizaines.

Dans le cadre d’un concours orchestré par le magazine Terre Sauvage et l’Office National des Forêts, le 11 octobre 2016, le Ministère de l’Agriculture a décerné le prix du public de l’arbre de l’année au Zamana de l’habitation Céron, au Prêcheur, en Martinique. Cet arbre est celui dans lequel des centaines, sinon des milliers de personnes esclavagisées ont été pendu.e.s par les boyaux, par le cou, par les pieds. Début 2020, des martiniquais.es ayant souhaité se recueillir au pied des « tombes » suspendues de leurs ancêtres ont fait face à une meute de chiens, lâchés par les propriétaires des lieux, j’ai nommé : la famille Marraud des Grottes. Le 21 mai 2020, suite au convoi annuel, organisé depuis 2001, par le MIR (mouvement international pour les réparations), l’habitation Céron a été investie par des descendant.e.s de personnes réduites en esclavage, dans un processus d’auto-réparation, visant à honorer la mémoire de celles et ceux qui ont été pendu.e.s dans cet arbre, dont la contemplation est normalement payante, celui-ci étant devenu une attraction touristique dépecée de son histoire abominable.

Dès la fin des années 1770, les « nègres.ses de jardin » se conscientisent, à la vue des « nègres.ses à talent », que les maîtres rémunèrent : alors, le marronage s’intensifie, bravant ainsi les peines barbares auxquelles celles/ceux-ci s’exposaient en fuyant dans les mornes, terres escarpées de libertés arrachées.
En 1789, les gens dits de couleur ont, numériquement l’ascendant sur les blancs (10 635) dont la population n’a cessé de décroitre au cours de la décennie passée. Des navires négriers déportèrent des milliers d’africain.e.s en Martinique, faisant grimper la population noire à 83 414 individus.

L’insurrection des esclaves, fin août 1789, est signalée par le Gouverneur de Vioménil au Ministre : les nèg mawon se mêlent « impunément dans les marchés et les places publiques avec les esclaves » attisant ainsi, dangereusement, leur soif de liberté car « l’esclave n’ignore plus que sa révolte a trouvé des approbateurs, que l’on ne lui dispute pas même le choix des moyens ».
Une conscience de classe émerge alors, comme le souligne Armand Nicolas à la faveur d’une lettre signée « nous les nègres », du 28 août, énonçant : « Souvenez-vous que nous, nègres, tant que nous sommes, nous voulons périr pour cette liberté… Est-ce que le Bon Dieu a créé quelqu’un esclave ?… enfin c’est en vain que nous vous prenons par des motifs de sentiment et d’humanité, car vous n’en avez pas, mais à la faveur des coups, nous l’aurons, car c’est le seul moyen d’en venir à bout… il en sortira, si le préjugé n’est pas entièrement anéanti… des torrents de sang qui couleront aussi puissants que nos ruisseaux qui coulent le long de nos rues ».

Le lendemain, une « Lettre des esclaves de la Martinique » fait courir le bruit que Louis XVI a décidé de les affranchir, l’inquiétude des pouvoirs coloniaux et des blancs monte au prorata des esclaves qui s’enfuient dans les mornes, délaissant ainsi les ateliers de Saint-Pierre, et entamant ce que l’on pourrait nommer « une grève marchante » afin de rallier d’autres avili.e.s à leur cause.
Sur dénonciation, par un mulâtre, J.L. Ducoudray et un noir libre, Etienne, grassement récompensés par l’Assemblée coloniale, les insurrections sont matées par une milice coloniale constituée de blancs, et d’une autre composée de libres de couleurs (telles sont les origines de notre police néo-coloniale martiniquaise constituée de noir.e.s et de mulâtres, tandis que 95% des gendarmes sont blanc.he.s). Le 3 septembre, les deux meneurs de grève, Fouta et Honoré, sont condamnés à mort. Six autres insurgés connaitront le même sort, un mois plus tard. Un blanc est assassiné à Rivière-Pilote, cela n’était pas arrivé depuis 20 ans : les blancs tremblent d’effroi et des chasses aux marrons sont organisées.

L’Assemblée coloniale de la Martinique décide alors que, désormais, les affranchissements se feront, sur serment des femmes et des hommes réifiés en biens meubles, devant le Curé de la paroisse, selon la promesse « d’être toute sa vie fidèle, soumis, respectueux, dévoué aux Blancs, ses seigneurs et patrons et de leur donner avis de tout ce qui viendrait à sa connaissance de contraire à leurs intérêts. L’officier de milice lui donnera une arme et lui fera prêter serment d’employer cette arme pour la défense des Blancs, mes seigneurs et patrons, contre tous leurs ennemis et de verser mon sang pour leur service, toutes les fois qu’ils m’en donneront l’ordre légal ». Le but étant ici de créer une fracture irréparable entre les nouveaux libres, et les personnes esclavagisées, afin que les premiers pensent pouvoir échapper au préjugé de couleur en empêchant ces dernières d’accéder à la liberté.
Pendant que l’Assemblée coloniale s’assure que les nouveaux libres ne constitueront pas une atteinte à l’ordre social et racial établi, les petits blancs et les planteurs se déchirent, jusqu’à ce que la colère des êtres humains réduits en esclavage retentisse dans toute la Martinique, car la menace de l’ordre colonial a toujours été fédératrice pour les dominant.e.s : le gouverneur les exhorte à trouver un compromis pour « conserver la colonie à la France ».

Le 15 septembre 1789, la révolution française débarque en Martinique. Dans les colonies, le bruit de la menace se répand chez les colons : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 pourrait-elle s’appliquer aux libres de couleur ?

L’Assemblée Nationale Constituante, qui ne s’est jamais prononcée en faveur de l’abolition de l’esclavage, crée, le 2 mars 1790, un Comité spécial des colonies, en vue de s’assurer que ces mânes financières n’échappent pas à la Patrie des Droits de l’Homme et du Citoyen blanc. Seule la Société des amis des Noirs, née en février 1788, et composée, pour ne citer que quelques uns de ses membres, de Brissot, de Mirabeau, de Condorcet, d’Etienne Clavière, de l’Abbé Grégoire, de Joseph Servan, de La Fayette, se prononce en faveur d’une abolition progressive de l’esclavage. Mirabeau réclame l’égalité immédiate des libres de couleur, et sollicite la considération humaine des personnes réduites en esclavage, mais ces doléances resteront lettre morte. Dans le même temps, le lobby des planteurs de Saint-Domingue parvient à faire voter un décret, en date du 8 mars 1790, qui évince les colonies du droit de l’homme blanc métropolitain.

L’Assemblée Nationale constituante étant consciente que le désordre menacerait les possessions françaises, ses députés cèdent aux injonctions des colons blancs, tendant à refuser l’application des droits dont ils jouissent aux mulâtres, après leur avoir promis, via le décret du 28 mars 1790, qu’ils accèderaient aux droits civils et politiques consacrés par la DDHC.
En Guadeloupe et en Martinique, l’effervescence est à son comble : la première voit ses personnes esclavagisées se soulever, pendant que la seconde est déchainée par une guerre civile sur laquelle se juxtapose des insurrections d’êtres avilis.

A la fin du mois d’octobre, Saint-Domingue (qui était la colonies la plus riche de France), voit 600 mulâtres affranchis, à la tête desquels se trouvait Vincent Ogé, se soulever. Sa condamnation à mort n’endigue pas le souhait des mulâtres de voir leur humanité être reconnue par l’Assemblée nationale constituante : une fois de plus, elle adopte un amendement applicable aux mulâtres né.e.s d’un père et d’une mère libre, puis rétropédale suite aux menaces proférées par les colons.

Les personnes réduites en esclavage en Martinique continuent à semer le trouble dans les ateliers et, dans le même temps, en 1792, c’est l’embrasement général à Saint-Domingue, permis par les conflits armés auxquels s’adonnaient les libres de couleurs et les colons blancs. Par peur que ses colonies ne lui échappent, le 28 mars 1792, l’Assemblée Nationale constituante concède des droits aux libres de couleurs, espérant ainsi contenir, grâce à une alliance entre ceux-ci et les planteurs, les insurrections des noir.e.s et des mulâtres esclavagisé.e.s. En janvier 1793, ceux-ci se rallient à la République leur ayant promis le maintient des propriétés, et donc de l’esclavage, c’est ainsi que Rochambeau put proclamer la République révolutionnaire en Martinique. Mais l’accalmie ne durera point : Louis XVI est exécuté et l’Angleterre déclare la guerre à la France : les royalistes et les républicains recommencent à s’entretuer et, en mai, les anglais apparaissent aux larges de nos côtes martiniquaises. Les hommes de couleurs constituant, majoritairement, les bras armés de la République, il faut choyer leur égo : ils sont alors décorés de titres militaires et peuvent participer aux clubs révolutionnaires, par exemple. Au mois de Juin, les Anglais embarquent quelques 5 000 planteurs royalistes à leur bord, leur permettant d’émigrer dans les colonies anglaises. Nonobstant, le calme n’est pas rétabli : leurs maîtres ayant majoritairement émigré, les esclaves délaissent les ateliers, et s’octroient la liberté.

Faisons désormais un bond en avant de trois siècles : depuis plusieurs années, des têtes de marbre sont coupées, telle celle de Joséphine de Beauharnais. Sa décapitation est justifiée par le fait qu’elle fut membre d’une éminente famille esclavagiste de la Martinique : Tascher de la Pagerie, dont le domaine, situé aux Trois-Ilets, a été labellisé « Maison des Illustres » par le Ministère de la Culture, lequel Label « signale des lieux dont la vocation est de conserver et transmettre la mémoire de femmes et d’hommes qui se sont illustrés dans l’histoire politique, sociale et culturelle de la France ». Il me semble que peu de martiniquais.es soient enclin.e.s à conserver la mémoire d’une famille de tortionnaires s’étant illustrés à la faveur des souffrances incommensurables qu’ils ont infligées à celles et ceux qu’ils considéraient comme de vulgaires bêtes de somme. Par ailleurs, elle fut l’épouse de Napoléon Bonaparte, celui que la mémoire française considère comme l’un des pères fondateurs de notre mère-patrie. Celui-là même qui, par la loi du 20 mai 1802, rétablit l’esclavage aboli par la Convention le 4 février 1794, dans les possessions françaises, à l’exception de la l’île Bourbon et des Mascareignes, selon la présentation qui en est faite sur le site de l’Assemblée nationale, qui omet d’ailleurs de préciser que la Martinique ne fut pas concernée non plus, puisque celle-ci fut prise d’assaut par les Anglais (et les planteurs martiniquais qui les accompagnaient) le 6 février 1794. Notre île repassa aux mains des français en 1802. Cette première abolition française de l’esclavage est systématiquement passée sous silence par le roman national français, puisque celle-ci fut contrainte par la Révolution haïtienne, qui faisait craindre à la France de perdre sa perle des Caraïbes. La Révolution haïtienne constitue la première révolte de personnes réduites en esclavages réussie dans le monde moderne, et servira de leçon aux abolitionnistes colonialistes, désireux de garder la main mise sur ses îles soeurs, aujourd’hui devenus des « départements d’outre-mer ».

Cette abolition de 1794 puise son fondement dans le marronnage, né dès les prémices de la traite négrière. Ces nèg mawon que rien ni personne (à l’exception de la mort) n’arrête, scelleront un pacte révolutionnaire lors de la cérémonie vaudou de Bois-CaÏman en date du 14 août 1791, sous l’autorité de Dutty Boukman, de Jean-François Papillon et de Georges Biassou. L’insurrection des Noir.e.s de Saint-Domingue ayant eu cours dans la nuit des 22 et 23 août 1791 donnera, plus tard, naissance à la première République Noire : Haïti. Les sucreries et les caférières sont brûlées, les blanc.he.s empoisonné.e.s et massacré.e.s par quelques 500 000 être humains esclavagisés.

François-Dominique Toussaint Louverture, dit Toussaint Louverture est un esclave noir affranchi, devenu, à son tour planteur et propriétaire d’esclaves, puis chef de la révolution Haïtienne. Il mène des combats remarquables, avec l’appui belliqueux des Anglais et des Espagnols, qui promettent la liberté aux esclaves qui se battront à leurs côtés. La liberté des noir.e.s n’est donc jamais gratuite. Se sentant attaquée par les pouvoirs monarchiques européens, la République française riposte, envoyant Sonthonax et Polverel, deux commissaires civils, accompagnés d’un corps expéditionnaire compris entre quatre mille et six mille hommes (les chiffres produits par les historien.ne.s divergent). Si Sonthonax a tantôt été pour le maintient de l’esclavage, tantôt contre au grès des pressions exercées par le lobby des planteurs ou par les mulâtres, Polverel était un abolitionniste stratégique : les noir.e.s devaient servir de rempart aux désirs de conquête des colonies françaises qu’éprouvaient les anglais. L’esclavage devait être aboli pour éviter que la « perle des Caraïbes » n’échappe à la France, celle-ci étant à l’époque, la première productrice de sucre de canne et, qui produisait à elle seule, la moitié de l’offre mondiale de café. Rares étaient les abolitionnistes altruistes et humanistes, nombreux étaient les mercantilistes colonialistes, et tous étaient, quoi que l’on en dise, racistes, car le/la nègre.sse a toujours été infantilisé.e, infériorisé.e. En juillet 1793, la plupart des ports et la majeure partie de l’île échappe aux français qui se hâtent de chercher des allié.e.s au sein de leurs esclaves : Sonthonax décrète l’abolition de l’esclavage le 29 août 1793 au Nord de Saint-Domingue, et en septembre, Polverel lui emboîte le pas. Tous deux envoient un député blanc, un député mulâtre et le premier député noir « français », Jean-Baptiste Belley, tous trois choisis par leurs soins, à l’Assemblée Nationale pour faire entériner cette décision. Par suite de leur rapport, les législateurs français se lancent dans un débat progressiste pour l’époque, mais qui n’en demeure pas moins raciste, romancé et guidé par l’utilitarisme : Louis-Pierre Dufay, parlant des détracteurs des Noir.e.s affirment que ceux-ci les dépeindront comme « des hommes méchants et indisciplinables, enfin comme des être cruels et féroces (…) ceux qui tiennent ce discours ne sont pas des colons fidèles. (…) Ces noirs qu’on vous peindra si méchants, autrefois réunis dans des ateliers de trois, quatre ou cinq cents, se laissaient conduire par un seul blanc sans rien dire, et étaient dociles à tous ses caprices. (…) Ils -les noirs- devaient naturellement avoir besoin de guides (…); ils sont naturellement doux, chartiables, hospitaliers, très sensibles à la piété filiale. (…) instruisez ces hommes nouveaux; qu’ils soient éclairés en votre nom par des patriotes patient et vertueux; que par vos décrets ils reçoivent des leçons de sagesse et de vertu républicaines. (…) En tenant de vous leurs droits, ils en seront plus attachés à leurs devoirs : le premier de tous sera pour eux de combattre pour votre patrie, qu’ils regardent comme la leur. (…) Je réponds d’eux sur ma tête, tant que vous voudrez bien être leurs guides et leurs protecteurs ». Georges Jacques Danton poursuit alors « Après avoir accordé le bienfait de la liberté, il faut que nous en soyons pour ainsi dire les modérateurs. Renvoyons aux comités de salut public des colonies, pour combiner les moyens de rendre ce décret utile à l’humanité sans aucun danger pour elle. (…) Lançons la liberté dans les colonies; c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort ».

La liberté n’a pas besoin d’être lancée dans les colonies, car elle y est déjà arrachée, et la peur de les perdre tenaille les « colons fidèles ».

Combattant initialement aux côtés des espagnols es qualité de lieutenant-général, avec ses troupes de trois à quatre milles insurgé.e.s noir.e.s, Toussaint Louverture se rallie (peut-être par opportunisme politique), aux républicains français en mai 1794 (sans même avoir eu vent des débats susmentionnés de l’ANC). L’Espagne capitule en 1795 et, un an plus tard Toussaint est nommé second de l’île en devenant lieutenant gouverneur de Saint-Domingue, occupant de fait le second rang derrière Lavaux. Le prolétariat se substitue à l’esclavage pour les personnes de couleurs non engagées dans l’armée. L’ascension politique de Toussaint est fulgurante, et plutôt critiquable au vu de ses motivations, mais son aboutissement doit être salué. Le corps électoral étant majoritairement composé de soldats noirs, il en profite pour faire la guerre aux mulâtres puis pour évincer Sonthonax du pouvoir en l’expédiant à Paris à l’été 1797. Saint-Domingue doit accéder à l’indépendance, et, alors que suite à son coup d’Etat, Bonaparte réinstaure le régime d’exception propre aux colonies, il rédige la Constitution (autonomiste certes, mais hautement conservatrice) du 8 juillet 1801. Il s’auto-proclame gouverneur à vie, ce qui déplait fortement à Bonaparte qui s’emploie à tuer dans l’oeuf l’émancipation de Saint-Domingue : 23 000 hommes sont envoyés sous la coupe du Général Leclerc, son beau-frère entre 1801 et 1802 : Toussaint capitule, est assigné à résidence, puis déporté en France, où il décède en avril 1803. La révolution haïtienne se poursuit et l’armée napoléonienne est écrasée par la fièvre jaune, à laquelle les noir.e.s sont peu sensibles. L’ancien lieutenant de Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines donne naissance à la première République Noire : l’indépendance est proclamée le 1er avril 1804. Si je vous raconte tout cela, c’est bien parce que la Révolution haïtienne a laissé entendre aux autres colonisé.e.s qu’il était possible de se défaire du joug de l’esclavage, donnant ainsi le ton à la diaspora africaine éclatée dans toute la Caraïbe, faisant souffler le vent de la menace séditionnaire sur l’Empire colonial des grandes puissances européennes. Le 20 mai 1805, la Constitution de l’insurgée haïtienne est promulguée, formant un « État libre, souverain et indépendant de toute autre puissance de l’univers », disposant que « L’esclavage est à jamais aboli », tout comme les privilèges le sont.

Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines sont donc deux légendes vivantes, contrairement à Victor Schoelcher que nous sommes forcé.e.s et contraint.e.s de glorifier, et d’honorer, chaque année, depuis les prémices de nos vies, par l’éducation nationale française. Petite, je me souvenais qu’en classe, il m’est arrivée de devoir opérer une minute de silence en sa mémoire, le 22 mai. Il est temps de cesser de rendre à Schoelcher ce qui ne lui appartient pas, donnons aux antillais.es ce qui leur revient de droit, et ce dont la République française les prive : leurs histoires.

Faisons un petit saut en arrière : nous revoilà en 1802, Bonaparte décide de remettre les fers aux guadeloupéen.ne.s qui, s’étant réapproprié.e.s la Révolution française, ont guillotiné leurs maîtres. Je me demande d’ailleurs à quoi ressemblerait la Martinique si le même sort avait été réservé aux colons de l’époque. Mais, nous ne pouvons pas réécrire l’histoire, contentons-nous donc de l’analyser, afin de comprendre, à cause de qui et de quoi nous croupissons dans la misère, le chômage, les cancers, et la mort.
Bonaparte mobilise ses troupes : une armée, à la tête de laquelle se trouve l’Amiral Villaret Joyeuse prend la direction de la Martinique, et quatre mille hommes commandés par le Général Richepanse se dirigent vers la Guadeloupe. Sans grande surprise, les Noir.e.s n’entendent pas se soumettre à l’oppresseur blanc, lequel feinte, sur les conseils de Bonaparte, faisant croire aux esclaves que leur liberté se connaitra aucune concession. Foutaises. Il enferme des insurgé.e.s dans les cales des navires après les avoir désarmés. Louis Delgrès (1766-1802), un martiniquais originaire de Saint-Pierre, ayant fait ses armes face aux Anglais, puis en Europe, devient lieutenant-colonel de la garnison de Basse-Terre, en Guadeloupe, affirme que « la résistance à l’oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause. Elle est celle de la justice et de l’humanité ». Richepanse utilise les nègres.ses séquestré.e.s dans ses cales, qu’il lâche sur Delgrès. Ignace, un comandant Noir, lança la résistance et, voulant assaillir Pointe-à-Pitre, il se retrancha, avec ses troupes, dans le Fort de Baimbridge. Ce fut un carnage, tou.te.s furent fusillé.e.s. Peu après, Delgrès, face à l’offensive lancée par Richepanse, se suicide, par explosion, en la compagnie de ses 300 insurgé.e.s, ôtant, dans le même temps, la vie à l’avant garde de Richepanse, lequel fait abattre ou déporter dix milles nègres.ses et mulâtres, organise des chasses aux nèg mawon dans les mornes et les forêt. Aucun.e insurgé.e ne devait subsister. Marthe-Rose, dite Toto, compagne, enceinte, de Louis Delgrès, est l’une des figures éponymes de la révolution guadeloupéenne de 1802 : elle aussi, est abattue de sang froid. L’esclavage fut rétabli.

L’une des autres figures emblématiques de la révolution guadeloupéenne n’est autre que la mulâtresse Solitude, née entre 1772 et 1780 (soit quelques années après mon ancêtre martiniquaise réduite en esclavage, elle aussi, nommée Solitude), fille d’une femme africaine déportée, violée par un membre de l’équipage du bateau négrier. Ayant les yeux bleus et la peau claire, elle fut arrachée à sa mère par un esclavagiste afin d’en faire une domestique et la compagne de jeu de ses rejetons. Elle est âgée de 22 ans lors de la première abolition de l’esclavage, et s’empresse de rejoindre une communauté de nèg mawon à la tête de laquelle se trouve Moudongue Sanga. Elle répondra à l’appel à la résistance lancé par Louis Delgrès le 10 mai 1802 et publie une proclamation intitulée « À l’Univers entier, le dernier cri de l’innocence et désespoir ». Enceinte et téméraire, elle se bat aux côtés de Delgrès, et survivra à la bataille du 28 mai 1802. Elle est emprisonnée jusqu’à ce qu’elle accouche puis, le lendemain, soit le 29 novembre 1802, elle est exécutée par pendaison.

En Martinique, les colons bonapartistes n’eurent aucun mal à rétablir l’inhumanité puisque celle-ci n’avait pas cessé. Les rebelle.le.s furent déporté.e.s au Venezuela ainsi qu’au Mexique, et les relations commerciales coloniales entre la Martinique et la France étaient enfin rétablies : l’économie du sucre était florissante, et rien ne devait pouvoir la menacer. Ainsi, les milices coloniales furent remplacées par la Garde Nationale dont la mission était d’assurer la protection des propriétés des possédants, donc du système esclavagistes, en traquant, en matant, en enfermant, en tuant, comme des lapins, les nèg mawon. Bonaparte exige que les affranchissements cessent, et pour ce faire, quoi de mieux que d’augmenter le prix des taxes à payer pour racheter sa liberté (initialement fixé entre 2000 et 4000 livres).

En 1804, Napoléon se proclame Empereur des français, et promulgue le Code civil la même année. Il sera appliqué à compter de Novembre 1807 en Martinique, tout en tenant compte du système esclavagiste et coloriste qui en découle. L’arrêté de promulgation prévoit que « de tout temps dans les colonies, on a connu a distinction des couleurs, (…) indispensable dans les pays à esclaves, et qu’il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation qui a toujours existé entre la classe blanche et celle des affranchis et de leurs descendants ».
La religion catholique est employée à des fins de soumissions des personnes esclavagisées, comme le corrobore le Ministre de la Marine en 1809 « Il s’agit d’inspirer aux Noirs esclaves ou libres les sentiments religieux (…) des ecclésiastiques éclairés, dévoués à leur patrie sont très précieux pour contribuer au maintien de la subordination parmi les esclaves ». Voilà l’une des pierres angulaires de notre aliénation qui, aujourd’hui encore, perdure au vue de la prééminence de la foi catholique dans la Caraïbe.

De 1809 à 1815, la Martinique repasse entre les mains des Anglais, puis, en 1815, Napoléon abdique. Passé les cent jours, c’est la Restauration : Louis XVIII, frère de Louis XIV est installé sur le trône. Cette année marque le maintient du système esclavagiste par la fécondité de celles et ceux qui le subissent, car les puissances européennes (France, Pays Bas, Espagne, Portugal) acceptent, sous l’impulsion de l’Angleterre (contrainte par 1 million de consommateurs anglais signataires d’une pétition), la cessation de la traite négrière, dans le cadre du traité de Vienne du 9 Juin 1815. Voilà pour la théorie car, dans la pratique, entre 1815 et 1830, 24 000 africain.e.s furent déporté.e.s en Martinique, la France préférant jouer à l’autruche au bénéfice de sa prospérité économique. Les anglais concluent donc un accord avec les français en 1831 tendant à reconnaitre la traite comme crime, on change alors de fusil d’épaule : le colonialisme doit laisser place à l’esclavagisme car, à l’heure de l’époque industrielle, et des crises sucrières qui se succèderont, ce système tombera peu à peu en désuétude. A la même époque, le continent sud-américain se défait de l’étau espagnol et portugais, les personnes réduites en esclavages s’y octroient la liberté.

D’abord Haïti, puis l’Amérique du Sud … A quand le tour des Antilles ? En Martinique, le nombre de blancs décroit tandis que celui des noir.e.s réduites en esclavage et des libres de couleur explose, et ceux/celles-ci sont de plus en plus instruit.e.s, gravissent les échelons sociaux. Le pouvoir central et les colons locaux craignent l’embrasement général, incitant le roi à ériger une barrière entre les blancs, et leurs esclaves, via la classe des affranchi.e.s, il préconise encore d’adoucir l’esclavage, en dépit de la réalité du terrain colonial, régie par la barbarie des ancêtres des béké.e.s. Il ne faut bien évidemment pas oublier, une fois encore, la religion catholique, qui, selon le roi « semble avoir des titres plus particuliers à l’amour et à la reconnaissance des hommes dans un pays où règne l’esclavage, par les consolations qu’elle prodigue et par l’espoir qu’elle présente d’un avenir à jamais heureux ». Je crains qu’en 1822, les troupes d’esclavagisé.e.s du Carbet aient eu foi en autre chose, qu’en la religion, pour s’offrir des jours meilleurs : le 12 octobre, des maîtres blancs et mulâtres sont tués.

L’année suivante, en 1823, l’affaire Cyrille Bissette (1795-1858) éclate. Cyrille Bissette est l’un des pères méconnus de l’abolition de 1848, dont l’engagement était bien antérieur à celui de Victor Schoelcher, et dont les travaux furent, d’ailleurs, bien plus grands. Négociant martiniquais, il est le neveu de Joséphine de Beauharnais, sa mère étant née de l’union de Joseph-Gaspard Tascher de La Pagerie et d’une libre de couleur.

Les blancs se sachant menacés par les libres de couleur devenus propriétaires, négociants, et commerçants, et in fine, objectivement égaux à leurs oppresseurs, ces derniers oeuvrent à la restauration des règlements coloniaux, marqués du sceau du préjugé de couleur, qui devrait constituer un empêchement dirimant à l’ascension sociale, véritable danger pesant sur la suprématie blanche. L’égalité civile et politique entre eux, et les autres, même clair.e.s de peau, ne doit, ni ne peut advenir. Les mulâtres font parler d’elleux dans l’opinion publique française et martiniquaise grâce au papier « De la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises ». Les blancs assassinent et dispersent les gens libres de couleur, et Bissette est désigné comme étant l’auteur du manuscrit, suite à une perquisition réalisée à son domicile sur ordre du Procureur général de la Martinique, ancêtre d’une éminente famille békée martiniquaise : Richard de Lucy. Condamné au bannissement perpétuel, de Lucy fait appel du jugement rendu en première instance. La Cour d’appel le condamne à la peine des galères à perpétuité, et il est immédiatement marqué au fer rouge, des lettres GAL, au même titre que ses présumés complices Louis Fabien (1794-1849) et Jean-Baptiste Volny (1793-1849), sur la place publique, au motif qu’ils seraient « des auteurs, fauteurs ou participants à une conspiration dont le but aurait été de renverser l’ordre civil et politique établi dans les colonies françaises » de nature à « enflammer les esprits et à soulever une des classes de la population contre l’autre ». Cyrille Bissette se pourvoi en cassation, mais la Cour de cassation décline sa compétence, renvoyant l’affaire à la Cour Royale de Guadeloupe, laquelle le bannit des colonies pour avoir « semé une brochure séditieuse et diffamatoire », car les lois coloniales exigent que « cette classe intermédiaire ne perde jamais de vue le respect qu’elle doit à la classe des blancs ». Arrivé à Paris, il se radicalise quant à ses positions sur l’esclavage : son abolition doit être immédiate, et totale. Il milite encore pour la paix, se remémorant les têtes coupées et les bains de sang auxquels les révolutions guadeloupéennes et haïtiennes ont donné lieu. Cyrille Bissette est une figure emblématique de la lutte contre le système esclavagiste car, grâce à lui, la scission entre les libres de couleur et les noir.e.s esclavagisé.e.s est comblée par un seul et même combat : l’abolition. C’est d’ailleurs ce que proposeront, en 1832, Cyrille Bissette, Louis Fabien ainsi que Louis Mondésir-Richard (1788-1846) dans le Journal des débats puis dans la Revue des colonies, fondée par le premier en 1834. Il se situe également à l’origine de la Société des hommes de couleur.

Au cours de la monarchie de Juillet (1830-1848), les révoltes des personnes esclavagisées se multiplient dans les colonies françaises. La plus importante restant celle de 1831, impulsée par la Révolution de Juillet 1830. Le 5 février 1831, à Saint-Pierre, les insurgé.e.s renversent la potence de la place Bertin, un drapeau tricolore arborant le message « La liberté ou la mort » flotte au dessus des grilles de l’Eglise. Quatre jours plus tard, 9 habitations sont incendiées, la répression coloniale accouchera de 6 morts du côté des insurgé.e.s. L’île est contaminée par la résistance, et les incendies se multiplient. Le 24 février 1831, le roi finit par prendre une ordonnance prévoyant la jouissance des droits civils et politiques au bénéfice des libres de couleurs, espérant ainsi désolidariser ceux-ci des insurgé.e.s réduit.e.s en esclavage. Au lendemain des évènements susmentionnés, 3 000 personnes esclavagisé.e.s sont libéré.e.s, et les mesures préparatoires à l’abolition de l’esclavage s’engrangent. Cette révolte a donc été capitale pour l’émancipation des antillais.es.

Les révoltes se succèdent tout de même, elles sont alimentées par l’abolition de l’esclavage, proclamée le 28 août 1833 dans les colonies anglaises, bien qu’une période de 5 ans consistant en l’apprentissage de la liberté soit prévue pour celles et ceux qui en bénéficient. Le « pays des Droits de l’Homme » se doit de sauver son honneur d’une part, mais il doit encore et surtout sauver ses possessions de l’embrasement, afin de ne pas connaitre un épisode haïtien 2.0. Par ailleurs, comme j’ai déjà pu l’expliquer, longuement, dans un précédent article, le sucre indigène fait de l’ombre au sucre colonial qui perd de sa valeur. Les progrès de l’industrie et l’émergence du machinisme rendent l’esclavage archaïque puisque celui-ci n’est plus rentable, les propos des abolitionnistes blancs de l’époque le corroborent, tels ceux de Lamartine, prononcés devant la chambre des députés en 1838 « L’Etat y gagne la restauration de la dignité et de la moralité de ses lois… Il y gagne de plus la sécurité de ses colonies… Il y gagne encore tout ce que lui coûteraient les frais de surveillance et les séjours des troupes et les expéditions ruineuses que nécessiteraient bientôt le maintient violent de l’esclavage dans nos Antilles, travaillées par la contagion de la liberté dans les colonies anglaises… Le colon qu’y gagne-t-il ? La solidité de sa propriété, le travail libre et reconnu plus fécond que le travail forcé… », celui-ci appelant irrémédiablement aux insurrections, de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes.

Le racisme intentant dont font preuve les blancs enveniment encore la situation : ceux-ci refusent de voter aux côtés de mulâtres dans les collèges électoraux et les refusent au poste d’officiers de la milice. L’affaire de Grande-Anse met le feu aux poudres : une altercation entre Lasserre, un habitant blanc ayant mis le feu à l’habitation d’un Noir libre, le faisant bruler dans sa cabane, et ayant écopé d’une simple amende, sévit à nouveau en rouant un libre de couleur de coups. Devant son habitation, les hommes de couleurs sèment le trouble, tuent un cheval et blessent des officiers de la milice coloniale. Un homme libre, nommé Césaire est trouvé près de l’habitation : cela suffit à le faire condamner à mort, tandis que Lasserre n’est pas inquiété (justice coloniale oblige : celle là même qui, aujourd’hui encore ignore le crime de génocide commis par les békés à l’aide du chlordécone, et condamne les militant.e.s dénonçant ce scandale d’Etat). Les hommes de couleur libres et quelques personnes esclavagisé.e.s du Nord Atlantique s’arment et investissent les bourgs, faisant fuir les blancs qui se retranchent dans l’Habitation Bonnefon. Les insurgé.e.s sont traduit.e.s en justice et, pour des dégâts matériels commis : iels seront condamné.e.s à mort, aux travaux forcés à perpétuité, à l’exil à perpétuité de la colonie, à la peine des 4 murs… L’affaire provoque l’émoi des français.es (grâce aux écrits de Bissette dans la revue des Colonies), les pressions exercées par l’opinion publique et le climat insurrectionnel conduisent le roi, en décembre 1834, à atténuer les peines et à commuer les peines de mort en vingt ans de travaux forcés, puis, en 1836, seize condamnés sont graciés. Une succession d’ordonnances et de lois permettent l’affranchissement de fait de 20 000 personnes réduites en esclavage, mais ces mesures concerneraient essentiellement les domestiques, les nègres.ses de jardin ne semblent pas être concerné.e.s.

L’église est mise au service du calme, une fois de plus, désireuse d’aliéner les enfants asservi.e.s dès l’âge de quatre ans, via l’instruction publique à compter de 1840. Les maîtres refusent de perdre cette main d’oeuvre infantile via son émancipation intellectuelle, et les juges chargés de contrôler l’application des mesures colonialo-progressistes sont, tous, directement ou par alliance, propriétaires d’habitations sucrières. L’historien Armand Nicolas rapporte les informations produites, en 1845, par un ancien conseiller des cours royales de Martinique et de Guadeloupe, rapportant qu’ « enfermer les nègres après le travail comme on enferme le soir les boeufs dans leur étable… est un genre de torture devenue à la mode en Martinique. Le Créole semble satisfait d’avoir trouvé pour les esclaves un genre de punition qu’ils redoutent, bien plus que le fouet ». Les fonctionnaires coloniaux créoles et métropolitains bloquent les réformes parisiennes, mais le pouvoir central n’en a que faire.
Les colons sont farouchement opposés à l’émancipation même progressive, même restrictive des noir.e.s, mais, étant sous pression de toutes parts, les parlementaires votent la loi Mackau, de préparation à l’abolition de l’esclavage, le 18 juillet 1845. Celle-ci limite les pouvoirs des maîtres et accordent des droits aux personnes non-libres tels le rachat de sa liberté, à condition de s’engager à travailler avec un libre durant cinq ans; le droit de posséder des biens mobiliers; l’instauration des journées de travail de 9h30. Mais encore une fois, ces droits sont théoriques puisque les maîtres les contournent avec l’aide du clergé catholique et de la magistrature, avant que le Conseil Colonial ne finisse par appliquer certaines mesures règlementant le « travail » des 75 000 personnes réduites en esclavage en Martinique. Les maîtres ne l’entendent pas de cette oreille, et résistent via la barbarie, dans laquelle cette caste excelle, plus que jamais. Armand Nicolas nous offre de nombreux exemples de sévices abominables infligés par les propriétaires à leurs biens meubles, presque tous impunis. Je ne prendrai qu’un exemple afin d’illustrer l’atrocité recrudescente des années suivant la loi Mackaud, jusqu’à l’abolition de 1848. Entre 1846 et 1847, les plaintes enregistrées par les tribunaux martiniquais pour « châtiments excessifs, traitements inhumains et barbares » sont au nombre de 172, et ça n’est qu’une infime partie émergée de l’iceberg proéminent.

En 1847, Augustine Genet comparait pour avoir fait subir à Oralie, Lucette (12 ans) et Occulty, les horreurs suivantes « coups de souliers sur la bouche, tabac jeté dans les yeux, eau bouillante versée sur les pieds, brûlures sur le cou et le bras avec un couteau bien chaud, piment dans les organes sexuels ».
Ne voyant pas la libération progressive de l’avilissement promise, la colère esclavagisée crie, jusqu’à ce qu’elle hurle le 22 mai 1848 et pour cause : à l’habitation Duchamp, dans la commune du prêcheur, l’interdiction de jouer du tambour est faite aux personnes réduites en esclavage. Le Tambouyé Romain brave celle-ci et est emprisonné, attisant ainsi la rage de ses camarades qui exigent sa libération. C’est chose faite et les colons sont très mécontents, il n’est pas concevable que des nègres fassent la loi, et pourtant … Les habitations sont assaillies, brûlées, certains maîtres.ses tué.e.s. Pour que le sang ne se répande pas en plus grande quantité dans les champs de canne calcinés, le décret du 27 avril 1848, adopté par le Gouvernement provisoire de la deuxième République sous l’impulsion de Victor Schoelcher, est signé le 22 mai.

Afin de démontrer toute l’absurdité de l’œuvre de Victor Schoelcher, et des autres abolitionnistes français que l’on nous intime de célébrer, je me contenterai de reprendre des mots que j’ai déjà posé ici, et que j’étayerai d’autres observations démontrant toutes les contradictions dont recèle ce personnage, qui n’est pas aussi blanc qu’on voudrait nous le faire croire. Son oeuvre colonialiste est le parachèvement des soulèvements menés par nos ancêtres asservi.e.s, et il est vitale, pour notre mémoire collective, qu’elle ne les occulte pas, comme elle s’emploie à le faire depuis 1848.

Les esclaves martiniquais qui, le 22 mai 1848, ont arraché leur affranchissement aux colons et à l’Etat, ont majoritairement continué à exploiter la terre qu’ils n’ont jamais cessé de meubler. Un système ne peut être aboli par la réforme : le plantationocène est né du capitalisme dont l’esclavage n’a été qu’une institution juridique, et son abolition n’en a été qu’une réforme. En outre, au sortir de l’esclavage, les paysages agricoles monolithiques des Antilles, façonnés par des bras noirs aux ordres d’une minorité blanche, demeurèrent les mêmes. Dans la lorgnette de celui qu’il nommera désormais son patron, l’ouvrier.e-meuble reste un être humain réifié en une simple force de travail remplaçable, et fort heureusement d’ailleurs puisqu’il est d’usage de le sacrifier au nom du productivisme plantationnaire. Pour la France, ces colonisé.e.s qu’elle orne de sa citoyenneté n’ont d’autre fonction que de produire des denrées exotiques dont elle ne dispose pas telles que la banane, l’ananas, le sucre de canne et le rhum, le tout en épuisant les sols qui n’échapperont pas à la persistance de leur pollution et en empoisonnant celles et ceux qui, inexorablement, la meubleront.

L’iniquité qui préside à l’organisation socio-juridique des Antilles françaises est intimement lié au système esclavagiste, et plus particulièrement à son abolition. L’histoire des mouvements agricoles antillais en témoigne d’ailleurs. La canne à sucre écorchait encore à vif l’esprit des antillais affranchis, peu enclins à louer leur force de travail à leurs anciens maîtres aux fins de culture de terres qui, encore hier, s’abreuvaient de leurs larmes, de leur sueur et de leur sang. Victor Schoelcher en fut parfaitement conscient et, c’est à ce titre qu’il déclara que « Les Nègres ne manqueront pas aux champs de canne, témoins de leurs douleurs et de leur opprobre passés, quand l’indemnité soldée, quand les banques coloniales constituées fourniront de quoi les payer, quand on les y amènera, je le répète, par de bons traitements, par la persuasion, par l’appât d’une juste rémunération sous quelque forme qu’elle se présente, enfin par l’éducation et les besoins qu’elle fait naître en nous ».

L’indemnité qu’évoque Victor Schoelcher n’est autre que celle que prévoit le décret du 27 avril 1848 abolissant « entièrement [l’esclavage] dans toutes les colonies et possessions françaises », avant de poursuivre à l’article 5 que des réparations sont dues aux Colons, et que par conséquent, « l’Assemblée Nationale [règlerait] la quotité de l’indemnité qui devra [leur] être accordée ». Ainsi, le 30 avril 1849, la loi portant sur l’indemnité accordée aux colons par suite de l’affranchissement des esclaves plafonna son montant à 120 millions de francs pour l’ensemble des quatre anciennes colonies : Martinique, Guadeloupe, Guyane et La Réunion, ainsi que pour le Sénégal, Nossi-Bé et Sainte-Marie. L’indemnité consistait en une rente annuelle de 6 millions de francs, équivalant à un intérêt de 5% pour le capital de 120 millions de francs susévoqué et, 6 millions de francs payables en numéraire. Par décret, Louis-Napoléon Bonaparte instituera une commission dans chaque colonie destinée à recevoir les demandes des colons, sur présentation de pièces justifiant de leur dépossession, par les abolitionnistes, des êtres humains dont ils étaient propriétaires.

Quel sens doit-on conférer à la reconnaissance du statut d’êtres humains au bénéfice des ancien.ne.s esclaves alors même que seront indemnisés leurs tortionnaires en vertu du droit inaliénable et sacré qu’est la propriété privée et qui, par définition, ne peut qu’être exercé sur des choses, donc des biens meubles et immeubles ?

Les créatures juridiques que sont ces anciennes bêtes de somme sont scindées en deux : mi-choses/mi-humaines. Cette dichotomie leur refuse les droits fondamentaux dont jouit tout être humain, à commencer par l’égalité. Et, bien que les propos liminaires du décret d’abolition dénoncent que l’esclavage est « un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité ». Si le droit de jouir de la liberté est reconnu au nègre, le devoir du colon de réparer les dommages qu’il lui a causé en la lui ôtant, lui, n’existe pas : si la propriété privée est un droit inaliénable et sacré, que la liberté l’est aussi; que la personne humaine et les éléments du corps humains sont insusceptibles d’appropriation, le droit à disposer librement de son corps, de se posséder, et donc d’exercer un droit de propriété sur sa personne appelle, censément, une juste indemnisation dès lors qu’on lui porte atteinte via l’expropriation. Le décret d’abolition ayant fait tomber leur masque d’esclaves a, par la même, annihilé leur statut de victimes, de sorte qu’ils ne purent prétendre à aucunes réparations.

Pourquoi indemniserait-on des nègres mis au ban des siècles durant sous l’égide de l’inhumanité, lorsqu’il est prévu de les attirer dans les champs de canne en agitant une maigre bourse sous leurs orbites effarées par ce tissu d’absurdités et de non-sens ? L’existence des bourreaux et des criminels s’éteindrait-elle suite à la négation rétroactive de celle de leurs victimes ? Ou l’Etat français a-t-il tout simplement absous les maîtres de leurs crimes en cautionnant ceux-ci…en les rétribuant pour leur cessation ?

Nulle sanction pour le colon blanc qui ne connait du pêché que le lavement, et de la criminalité que le col blanc. En indemnisant les anciens maîtres esclavagistes, l’Etat français n’a nullement assuré le respect de l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sur lequel l’indemnité coloniale est fondée, il a, à sa faveur, violé l’article 4 de cette même déclaration consacrant le droit imprescriptible et sacré de l’Homme qu’est la liberté, celui dont dépendent tous les autres. S’il n’y a pas lieu d’indemniser le bas de l’échelle raciale et sociale des colonies françaises, qu’on lui balance une triste pitance, pourvu que la misère la séquestre dans les champs, sous la subordination de ses anciens maîtres devenus « patrons ».

L’article 7 de la loi du 30 avril 1849 précise que « sur la rente de six millions, (…) le huitième de la portion afférente aux colons de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion, sera prélevé pour servir à l’établissement d’une banque de prêt et d’escompte dans chacune de ces colonies », lesquelles furent créées en 1851, selon l’esprit du texte et donc du législateur afin d’obvier aux difficultés d’une société libérale, prétendument égalitaire car née brusquement d’une société esclavagiste séculaire. Théoriquement, les fonds des banques coloniale étaient destinés aux investissements dans la technologie sucrière ainsi qu’au rehaussement des maigres salaires des ouvriers agricoles.

En pratique, les hommes que Victor Schoelcher escomptait appâter à l’aide d’une « juste rémunération » versée par le Crédit Foncier Colonial, ne percevaient qu’entre 1,25 et 1,50 franc par journée de travail. Les femmes, quant à elle, ne purent prétendre qu’à un salaire journalier oscillant entre 0,50 et 0,75 centimes par jour. La justesse de cette rémunération s’apprécie donc à l’aune de sa bassesse.

Le décret du 13 février 1852 instaure le travail obligatoire dès l’âge de 1à ans en Guadeloupe et de 12 ans en Martinique, en tant que salarié ou en tant que travailleur indépendant, à condition de pouvoir justifier d’un « revenu suffisant » sous peine de condamnation à une peine d’emprisonnement. Le texte prévoit qu’ « à l’exclusion des travailleurs munis d’un contrat de travail supérieur à un an, le livret est rendu obligatoire dès l’âge de 10 ans à la Guadeloupe et de 12 ans à la Martinique. L’article 40 de l’arrêté Gueydon stipule expressément : « Tout individu travaillant pour autrui, soit à la tâche, soit à la journée, soit en vertu d’un engament de moins d’une année, tout individu attaché à la domesticité, doit être muni d’un livret ». Autant dire que ce sont toutes les couches du prolétariat, du petit peuple qui s’y trouvent assujetties. Sur ce livret, qui doit être exhibé à n’importe quel contrôle de gendarmerie, doit figurer un visa mensuellement apposé par l’employeur ou le logeur. La condition d’obtention du visa est bien entendu l’exercice d’un travail à plein temps. Tout individu non porteur d’un livret ou muni d’un livret sans visa est convaincu de vagabondage ».

En 1870, parmi la population active de la Martinique composée de 65 613 travailleurs martiniquais, 33 123 d’entre eux, soit 50.48 % de la population active cultivait la canne à sucre, et dont les domiciles bordaient les habitations, épousant ainsi l’implantation géographique de la canne : les voilà les rues cases nègres qui, jusque dans les années 1985, épousaient les confins des habitations des « derniers maîtres de la Martinique ».
1870, c’est l’année de l’insurrection du sud, déclenchée en Septembre, à Rivière-Pilote, à la suite d’une altercation entre un fonctionnaire blanc et un commerçant noir, Lubin, lequel recevra des coups d‘Augier le cravache, contre lequel il portera plainte. Ironie du sort : il est arrêté et condamné à 5 années de bagne, et la population bande le combat contre cette absurdité. L’habitation Mauny est incendié puisque son propriétaire aurait, selon lui, fomenté l’injustice. Trois jours passent, et vingt cinq habitations crament. Les insurgé.e.s établissent un camp à Rivière-Pilote. Ses chef.fe.s n’étant autre que Louis Telgard, Eugène Lacaille, Daniel Bolivard, Lumina Sophie, laquelle affronte les forces du désordre avec pugnacité. Plus d’une centaine d’insurgé.e.s décèdent sous les tirs de l’armée. L’année suivante, la justice coloniale prononce 8 condamnations à mort et 90 déportations au bagne de Nouvelle-Calédonie.
Suite à cet évènement, Victor Schoelcher, publie « La grande conspiration du pillage, de l’incendie et du meurtre à la Martinique », dont Alex Ferdinand, historien et militant martiniquais, m’apprend qu’il est classé disparu, à la Bibliothèque Schoelcher de Martinique. Il y vomit les propos suivants « Les nègres sortis des mains de leurs maîtres avec l’ignorance et tous les vices de l’esclavage ne seraient bons à rien, ni pour la société, ni pour eux-mêmes. Je ne vois pas plus que personne la nécessité d’infecter la société active déjà mauvaise de plusieurs millions de brutes décorées du titre de citoyens, qui ne seraient en définitive qu’une vaste pépinière de mendiants prolétaires. La seule chose dont on doit s’occuper aujourd’hui, c’est d’en tarir la source en mettant fin à la traite ».

Par ailleurs, il fût l’un des pères fondateurs de la pensée coloniale française, et fut le directeur du journal intitulé « Le moniteur des colonies », « organe des intérêts coloniaux et maritimes » prônant « l’aptitude de la France à coloniser » et « la grande valeur politique et commerciale (des) possessions d’outre-mer, montrer que leur extension et leur prospérité ne pourraient manquer de tourner au profit de la mère-patrie ».
Toutes ces données déconstruisent le mythe Schoelcherien, à qui nous ne devons pas notre liberté, puisqu’il préconisait de nous enchainer par des fers économiques et tristement miséreux.

Nous ne lui devons pas notre mémoire car cela aboutit, malheureusement à l’oubli collectif de celles et ceux qui sont les véritables auteurs/trices de la libération de l’esclavage. La glorification de Schoelcher par la République s’inscrit dans une logique assimilationniste (à laquelle l’intéressé souscrivait d’ailleurs), en vue de renforcer l’attachement des générations futures à un France impérialiste.
En 1971, Alfred Marie-Jeanne est élu maire de Rivière-Pilote. Dans les années 70, la célébration du 22 mai n’existe pas, mais les municipalités ont la possibilité de prendre un jour de congé pour les élèves : ce que firent les maires de Fort-de-France, du François, du Lamentin, de Macouba, du Morne-Rouge, de Rivière-Pilote et de Trinité, afin de célébrer cette date libératrice et révolutionnaire.

Tous les 22 mai, à Rivière-Pilote le buste de Victor Schoelcher était repeint en Noir ou en Rouge-Vert-Noir, symbole des désirs d’indépendance et d’autonomie martiniquaises. Suite à une délibération prise en conseil municipal, Marie-Jeanne démonte la statue de Schoelcher. La place Schoelcher est alors rebaptisée, place du 22 mai. Alex Ferdinand, Jean-Lucien Veilleur et Alfred Marie-Jeanne renomment les places, les avenues et les rues, afin de décoloniser l’aménagement de la municipalité. Trois statues sont érigées : l’une de Louis Telga, l’autre de Lumina Sophie dite « surprise », et la dernière de l’insurgé inconnu. Puis, une deuxième action rebaptise des rues comme suivent : Avenue Frantz Fanon, Avenue Wanakaera (nom Caraïbe de la Martinique) et avenue des Insurrections anti-esclavagistes.

Alex Ferdinand me renseigne quant aux motivations d’Alfred Marie-Jeanne : « le Curé Corse Germain Marchesi est une grande figure de l’Histoire de Rivière-Pilote et de Martinique. Son frère est curé de Sainte-Luce. Arrivé en 1844, il prêche ouvertement contre l’esclavage en faisant référence à la libération des esclaves du temps de Moïse comme une incitation à se révolter. Déjà, lors de son arrivée en Martinique à Saint-Pierre, comme l’usage le voulait, on lui donne un esclave qu’il affranchit immédiatement. A Rivière-Pilote,Il réunit enfants Noirs esclaves, mulâtres et békés lors de la retraite pour la Communion Solennelle ; cela ne plaît pas aux békés de Fougainville, Dessales et autres qui obtienne son départ en France dans la pauvreté. Il se rend alors à Sainte-Lucie puis revient dans un premier temps illégalement en Martinique, à Rivière-Pilote où la population non békée le réclame avec le soutien des Gros-Désormeaux et autres ainsi que d’autres curés abolitionnistes Castelli, Dugoujon etc, influencés par les idées révolutionnaires, de l’abbé Grégoire, de Schoelcher et Bissette. Les békés l’accusent faussement de malversations pour tenter de l’éloigner. Lors de l’abolition du 22 mai 1848, il exprime sa satisfaction et est accusé de soutenir les esclaves révolutionnaires incendiaires d’habitations. C’est alors qu’il fournit aux nouveaux libres un manguier du Presbytère qu’il fait planter en face de l’église, le bénit après avoir fait enterrer des chaînes d’esclaves sous l’arbre. Ce manguier a été déraciné par l’ancien maire Jules Sauphanor et remplacé par une statue de Victor Schoelcher que Marie-Jeanne a enlevée. Il composa un chant de liberté qu’il fit entonner par la foule rassemblée sur la place en face de l’église. Le curé Marchesi s’est présenté aux élections aux côtés de Gros-Désormeaux. Plusieurs prêtres trouvaient injuste l’indemnisation des propriétaire d’esclaves et réclamaient une Réparation pour les nouveaux citoyens libres. La salle Paroissiale du Presbytère a été baptisée « Salle MARCHESI » par le père Montcontour ».

Alex me raconte à quel point il fut difficile d’obtenir la consécration du 22 mai en tant que date de commémoration de l’abolition de l’esclavage : les travaux d’Armand Nicolas, parus en 1962, mettent en lumière la révolution anti-esclavagiste susmentionnée, ce qui déplait fortement à De Gaulle car, jusqu’alors, Victor Schoelcher était considéré comme le seul à avoir oeuvre pour le sort des Noir.e.s. Dès les années 1970, Aimé Césaire s’implique dans cette lutte mémorielle, en rendant hommage aux Nèg Mawon à Trénelle, grâce à l’implantation d’une statue façonnée par l’illustre artiste et militant : Khôkhô René-Corail. Les militants, dont Marc Pulvar, mènent des actions de grèves violentes, contraignant les commerçants à fermer boutique le 22 mai. Leurs revendications sont entendues lors de l’ascension au pouvoir de la gauche en 1981.

La loi du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage et en hommage aux victimes de l’esclavage dispose alors que « La commémoration de l’abolition de l’esclavage par la République française et celle de la fin de tous les contrats d’engagement souscrits à la suite de cette abolition font l’objet d’une journée fériée dans les collectivités de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique, de La Réunion et de Mayotte. La République française institue la journée du 10 mai comme journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, et celle du 23 mai comme journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage ». Ces dates commémoratives sont les suivantes : le 22 mai pour la Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane et le 20 décembre à la Réunion. Le 27 avril pour Mayotte, depuis sa départementalisation en 2011.

Il faudra attendre l’oeuvre de Christiane Taubira pour que, le 21 mai 2001, la loi tende à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

J’en terminerai par là : le déchoukaj des deux statues de Victor Schoelcher mettent en lumière l’obscurantisme pesant sur notre passé, méconnu de presque tou.te.s et, cotrairement à ce qu’avancent les politicien.ne.s faisant preuve d’une malhonnêteté intellectuelle sans précédent, plus que d’effacer l’histoire, de la réviser, cet acte militant permet de l’éclaircir, en creusant pour trouver les pans d’une histoire que la République dissimule derrière les white savior depuis 1848. Les plus de 50 ans ne parlaient pas d’esclavage lorsqu’ils étaient plus jeunes, ignorant, pour certains d’entre eux, leurs histoires fondatrices jusqu’à leurs 25/30 ans, tandis que la majorité reste encore dans l’ignorance et l’aliénation ourdie par une République qui prétend être salie par un processus d’auto-réparation. Si nos ancêtres n’ont pu être indemnisé.e.s, et que nous continuons à subir les relents du système esclavagiste et des structures sociales qui en ont découlé, nous avons le droit de nous réapproprier notre histoire et de réparer l’oubli dont souffrent nos ascendant.e.s, nous avons le droit d’être entendu.e.s et écouté.e.s, nous avons le droit de discuter et de remettre en cause le roman national. Je parle en mon nom, et en celui de ma génération, souvent plus éclairée que celles de nos ainé.e.s du fait de notre accès, facilité par les nouveaux outils de communication, à l’information décoloniale, celle que l’on évince des livres scolaires.

Je parle aux ancien.ne.s, qui, toute leur vie ont chanté innocemment :

« La montagne est verte, Schœlcher chéri (ter)
La montagne est verte
Schœlcher brille
Comme une étoile à l’Orient

Grâce à, grâce à Schœlcher
Qui nous a porté l’abolition de l’esclavage
Grâce à, grâce à Schœlcher
Aujourd’hui la liberté qui nous est si chère

Royoyoyo…
Royoyoyo…

Olé Angélina, joli bateau
Angélina joli bateau
Beau bâtiment qui est dans la rade
Angélina a remporté la victoire (bis)

Pour Victor Schœlcher jamais nos cœurs
N’ont point changé
Schœlcher brille
Comme une étoile à l’horizon ».

L’amnésie collective doit cesser, car non, Schoelcher ne nous a pas sauvé.e.s, bien qu’il nous ai aidé.e.s : c’est, ce que nous pourrions aujourd’hui nommer, un allié (de bien mauvais choix, selon moi), censé lutter aux côtés des concerné.e.s, sans les invisibiliser. Mais…peut-on réellement lutter contre l’asservissement des peuples en étant un fervent défenseur du colonialisme, et partant, de la domination d’une Europe blanche sur « les autres » ?

Cannelle Fourdrinier (CANOUBIS)

25 Mai 2020

Etudiante en droit

https://blogs.mediapart.fr/canoubis

Références bibliographiques :

Armand Nicolas, Histoire de la Martinique, Des Arawaks à 1848; Tome I, éditions L’Harmattan

Gainot Bernard. L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue (22-23 août 1791), sous la direction de Laënnec Hurbon. In: Annales historiques de la Révolution française, n°331, 2003. pp. 191-192.

Lançons la liberté dans les colonies, discours de Danton et Dufay, 4 février 1794, Editions Points, 2009

Victor Schoelcher, Esclavage et Colonisation, textes choisis et annotés par Emile Tersen, Ed PUF 1948

Jacques Adélaïde-Merlande, Les origines du mouvement ouvrier en Martinique : 1870-1900, Editions Karthala, 1972

Gilbert Pago, Lumina Sophie dite « Surprise » 1848-1879, Insurgée et bagnarde, Ibis Rouge Editions, 2008

Définir l’identité, Robinson BAUDRY et Jean-Philippe JUCHS, Revue Cairn Info

2 Comments

  • Très belle page d’histoire de la colonisation pour rétablir la vérité afin que nul n’ignore.
    Ce texte gagnerait à être présenté sous forme de petit livret illustré par des photos ou autres supports pour faciliter sa lecture.
    Ce serait un document pédagogique accessible à tous les publics à un juste prix.
    Félicitations et merci pour ce travail.

  • Texte un peu long, mais la précision et clarté du discours sfiit en faire oublier la longueur.
    L’histoire que vous mettez en lumière met en valeur le combat des nègres (sens positifs) et que toute libération ne peut venir que ceux qui subissent le joug de l’oppresseur.
    Maintenant quant aux comportements hypocrites de certains de nos politiciens est dû au fait (amha) que la non-connaissance de cette histoire trouble, scélérate, impardonnable fait que cette politicaille nage en eaux troubles du non savoir. Sa kay fini an jou asiré pa pétèt.

    Merci pour avoir dit l’histoire

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